Mon intervention à la tribune du Sénat lors de la 3ème lecture du projet de loi délimitant les régions – Lundi 15 décembre 2014
Monsieur le Président,
Chers collègues,
L’un de nos plus illustres prédécesseurs en ces lieux, l’immense Victor Hugo, disait de l’Alsace qu’elle était une terre bien particulière. Pas à cause de son identité et de son caractère, non ! Mais à cause de son destin. A cause de l’histoire qui l’a placée à cet endroit précis où deux mondes se rencontrent et s’achoppent : le monde latin et le monde germanique. L’Alsace est une terre de France. C’est la République sur le Rhin. C’est aussi, pour le pays tout entier, la promesse de l’Europe comme destin.
C’est en Alsace que la nation française s’est réinventée, quand le grand Renan, les yeux tournés vers Strasbourg, écrivait dans les années 1870 : « La nation est un plébiscite de tous les jours. » C’est en Alsace que la France, aux années terribles, s’est totalement libérée, quand les hommes de Leclerc juraient, au plus lointain du désert de Libye, « de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs flotteraient en haut de la Cathédrale de Strasbourg ».
Il n’est pas jusqu’à notre hymne national qui ne doive son existence à l’Alsace.
En vérité, ceux qui veulent aujourd’hui rayer notre région de la carte des régions françaises ne portent pas simplement atteinte à l’Alsace, à son identité, sa langue, sa culture. C’est à la France qu’ils attentent, à sa diversité, à son histoire, à son destin. Oui, c’est la France – la France et rien d’autre – qu’ils sont en train de défaire.
Qu’est-ce que la France ? C’est au fond la seule question qui vaille et la seule question que nous devons nous poser au moment où le gouvernement entend réorganiser le pays.
La France, c’est un long et patient édifice. Ce sont des provinces qui se sont rencontrées, au long des âges, et se sont unies. Par la conquête et les armes, les mariages et les charmes. Et, au final, ces provinces ont fini par apprendre à se connaître et à s’apprécier. Elles ont fini, pour tout dire, par s’aimer.
L’Alsace est française, nous dit-on, depuis Louis XIV. Fustel de Coulanges, le grand historien, ne pensait pas ainsi. Il écrivait à son homologue allemand Mommsen ces mots sublimes que nous devons aujourd’hui méditer : « Savez-vous ce qui a rendu l’Alsace française ? Ce n’est pas Louis XIV, c’est notre révolution de 1789. Depuis ce moment l’Alsace a suivi toutes nos destinées ; elle a vécu notre vie. Tout ce que nous pensions, elle le pensait ; tout ce que nous sentions, elle le sentait. Elle a partagé nos victoires et nos revers, notre gloire et nos fautes, toutes nos joies et nos douleurs. »
Et pourquoi l’Alsace s’est sentie si bien dans le creuset français ? Parce qu’elle était reconnue. Parce qu’on prenait ses spécificités non pas comme des traits d’exotisme, mais comme de vraies chances et de vraies potentialités d’ouverture continentale pour l’ensemble français. L’Alsace, c’est la France sur le Rhin, la porte vers l’Allemagne et la Mitteleuropa…
Voilà pourquoi les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis deux siècles n’ont jamais voulu dissoudre l’Alsace dans quoi que ce fût.
Parce que l’Alsace est une chance pour la France.
Parce que la France, disait Braudel, s’appelle diversité !
Vous êtes en train, Messieurs du Gouvernement, de rompre avec la diversité constitutive de notre pays.
Et vous le faites pour d’obscures raisons.
Un peu de technocratie par-ci, beaucoup de chicaneries politiciennes par-là !
Vous nous expliquez que les régions françaises sont trop petites par rapport à leurs homologues européennes… Elles sont juste dans la moyenne ! Et si l’on s’en tient à leur seule superficie, elles comptent parmi les plus grandes d’Europe !
Vous êtes dans le déni de réalité.
Il n’existe aucun argument valable, aucune raison sensée, aucun mobile rationnel à voter en faveur de la réforme territoriale qui nous est aujourd’hui proposée. Tous les spécialistes – les géographes, les démographes, les aménageurs, mais également les économistes – nous disent, à l’instar de Jean Tirole, prix Nobel d’économie, que cette réforme ne va pas dans le bon sens, qu’elle ne générera aucune économie, que ce n’était pas la taille des régions qu’il fallait revoir, mais leurs moyens et leurs compétences…
La vérité, c’est que la décentralisation n’est pas assez aboutie dans le pays. Et cela ne vient pas de la taille des régions : cela provient uniquement du manque absolu de confiance entre l’Etat central et les pouvoirs locaux.
En Europe, la moyenne du budget régional par habitant s’élève à 2.500 euros. En France, nous peinons à atteindre les 400 euros !
Si le Président de la République voulait, conformément à ses engagements de campagne, « poser un nouvel acte de décentralisation » (je cite le texte, sans en cautionner la syntaxe), les choses étaient simples. Il fallait concéder aux régions davantage de moyens et de compétences. Et ne pas le faire d’une façon systématique, mais en fonction des besoins réels de nos territoires.
Le Président de la République aurait été inspiré de suivre l’exemple de notre collègue Jean-Pierre Raffarin, qui, lorsqu’il était à la tête du gouvernement, avait introduit, pour les territoires, cette notion essentielle d’expérimentation…
La décentralisation ne peut pas être un placage systématique de décisions venues d’en haut, sur le bon peuple qui est en bas.
La décentralisation doit partir des besoins éprouvés par chacun de nos territoires.
Il faut rompre avec les mécanismes implacables qui paralysent les initiatives privées comme l’action publique.
Strasbourg a eu un grand député. Il s’appelait Benjamin Constant. Il écrivait : « La variété, c’est la vie. L’uniformité, c’est la mort. » La formule sera reprise plus tard par Bakounine – ce qui ravira les plus anarchistes d’entre nous.
Le défi de cette réforme aurait pu être d’inventer une organisation du pays à la hauteur des enjeux de ce siècle. Comment organiser chacun de nos territoires d’une façon optimale ? Comment leur permettre de se développer, de rayonner, d’attirer des capitaux et des investisseurs internationaux, pour renforcer l’ensemble français ?
Comment donner plus de liberté aux territoires pour donner plus de vie à la nation française ?
Voilà quels étaient les enjeux.
En lieu et place de cela, vous nous servez un tripatouillage cartographique, qui est à la grande politique ce que le Canada Dry est à l’alcool…
On aura quand même vu un Premier ministre de la République accuser les Alsaciens d’être repliés sur eux-mêmes et leur identité…
Heureusement que nous avons un grand sens de l’humour, sinon nous l’aurions pris au sérieux…
L’Alsace, c’est l’une des toutes premières régions exportatrices de France, l’une des régions où les investisseurs étrangers s’implantent le plus. L’Université de Strasbourg, la première université autonomisée du pays, est parmi les premières à accueillir des étudiants étrangers. Ce n’est pas un hasard si Moncef Marzouki, le président tunisien, a étudié la médecine à Strasbourg. Ce n’est pas un hasard non plus si le président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, a essuyé ses culottes courtes sur les bancs de la faculté de droit de Strasbourg.
Nous aimons l’Alsace, et nous l’aimons ouverte, rayonnante, accueillante. Notre identité, notre culture, notre langue, nous les aimons, parce qu’elles nous permettent d’être suffisamment solides pour accueillir les autres.
Qu’on ne vienne pas donner à l’Alsace des leçons d’ouverture ! Si Albert Schweitzer, le prix Nobel de la paix, s’est engagé corps et âme au Gabon, c’est parce qu’il était de Kaysersberg… L’identité est, pour chaque homme, le point d’Archimède qui lui permet de s’ouvrir au monde et à l’humanité. Cela aussi, vous l’avez oublié, dans votre réforme…
Le gouvernement est resté sourd à tous les arguments. L’Assemblée nationale a traité par le mépris les votes successifs de la Haute Assemblée. Pire, la main sur le cœur, l’exécutif souscrivait auprès des élus locaux des engagements que sa majorité s’empressait d’aussitôt démolir…
On aura rarement vu, dans l’histoire de la République, un gouvernement et une majorité aussi convaincus que la démocratie consiste à s’écouter parler et à se convaincre soi-même qu’on a toujours raison…
Monsieur le Président,
Mes chers Collègues,
Dans un instant, les sénateurs vont voter. Ils rejetteront, une nouvelle fois, ce texte – c’est le vœu que je formule et c’est l’appel que je leur lance.
Puis, à l’Assemblée, la majorité socialiste méprisera, à nouveau, le vote du Sénat.
Alors, en Alsace, nous attendrons qu’une nouvelle majorité vienne à son tour, puisque les majorités sont, par nature, appelées à passer.
L’Alsace, elle, ne passera pas. Elle demeurera. Elle restera elle-même au long du temps : attractive, rayonnante et accueillante, cultivant d’autant plus son identité et son histoire qu’elle n’hésite jamais à s’ouvrir à l’Europe et au monde.
L’Alsace restera, parce qu’elle en a vu d’autres et que l’histoire l’a dotée d’une vertu essentielle en politique : la patience
André REICHARDT, Sénateur du Bas-Rhin